Les morts pour la liberté de circuler

Il y a un an je les avais appelés les morts pour rien. Ceux là alors étaient morts dans le désert. Morts de soif. Ceux d’hier sont morts noyés.

Selon le HCR qui a interrogé les 28 rescapés, le bateau serait parti de Lybie pour rejoindre l’Italie. La plus grande partie des migrants étaient érythréens. Si les estimations au départ sont bonnes, ce ne serait pas 700 mais plus de 800 personnes qui auraient péri en mer. La plus grande catastrophe humaine survenue en Méditerranée.

Peu ou prou au même moment, Daesh en Lybie avait abattu une quarantaine d’éthiopiens. Trois d’entre eux en réalité étaient érythréens, expulsés d’Israël l’année dernière et retrouvés en Lybie par le triste sort de ces vies que tout pousse inexorablement vers la mer.

Comme toujours, ces chiffres sont difficiles à assimiler. 800 personnes, on sait que c’est beaucoup. Mais pour se rendre compte de ce que c’est 800 personnes, il faut se donner des repères. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé alors à mon lycée, qui – ai je estimé après un bref calcul – devait compter 600 élèves, peut être 700. Ce n’était donc pas suffisant mais relativement proche pour pouvoir me faire une idée. C’était donc comme si toutes les personnes que j’y avais côtoyées avaient trouvé la mort. J’ai pensé à tous ces gens, ceux bien sur dont je suis restée très proche, mais aussi les autres, ceux dont on a encore parfois des nouvelles, ceux qu’on a totalement perdus de vue, ceux qu’on n’avait jamais vraiment connus. Tous, pour une seconde disparus. J’ai pensé ensuite au centre de rétention de Holot, au sud d’Israël, où je m’étais rendu deux jours auparavant. Un millier de soudanais environ. J’y ai vu les visages familiers, une dizaine. Je me suis dit multiplie ca par quatre vingt.

Et puis les photos chocs sont arrivées. Celles des rescapés accrochés à un bout de tôle. Flottant toujours. Celles de photo-monteurs enragés. Ou désabusés. Des mains par centaines qui sortent de l’eau. Des chefs d’états entassés dans une barque, clin d’œil grotesque au sourire de Merkel, gilet de sauvetage bien accroché. Clin d’œil aussi aux mascarades politiciennes et aux indignations sélectives. Un défilé pour Charlie moqué. Une pensée éphémère pour les noyés en mer. Et puis ca repart.

Une large majorité de gens a partagé quelque chose sur ces morts. Un cri de colère, un coup de tristesse, un élan de solidarité, un dégout. Certains ont changé leurs photos pour souligner l’importance de l’événement. J’ai vu l’annonce spontanée de veillées organisées en Europe, des manifestations de soutien aux victimes, des rassemblements citoyens. Des témoignages touchant comme celui de ce joueur de foot, né en mer. Il dit cela aurait pu être moi. Les messages d’organisations se multiplient. La Licra par exemple. «L’Europe doit aider l’Italie ».

Et puis ca me frappe. La délégation permanente de responsabilités. Non ce n’est pas «l’Europe » qui doit faire quelque chose, c’est les citoyens dont elle est issue qui doivent changer leur façon de penser. Car éviter ce genre de tragédie, ce n’est pas des débrouilles de visas, des facilitations partielles d’entrée pour certains. C’est une refonde profonde de notre système de gouvernance. C’est imaginer un monde post nationalisme, c’est inventer une autre façon de fonctionner. C’est offrir à tous des droits mobiles, une protection transportable. Non ca ne veut pas dire qu’on nous n’aurons plus d’appartenance communautaire et identitaire. Mais celles ci, comme elles le sont déjà d’ailleurs, seront plurielles. Oui cela pose des questions pratiques de mise en commun de droits économiques et sociaux, différents en tous points du globe. Oui cela pose des questions en terme de logement, d’emploi. Oui cela est un défi énorme. Mais il n’est à aucun moment inatteignable. Qui aurait pu imaginer il y a x années l’existence d’une couverture médicale universelle en France? C’est un détail, une anecdote. Mais cela souligne l’ampleur de ce que l’on peut atteindre quand on pense en dehors des schémas existants. Les sociétés évoluent, les formes de gouvernance évoluent. Elles sont ce que nous décidons d’en faire.

J’ai lu les interrogations sur la suite. Entendu la déclaration du président du Conseil Européen dont les objectifs pour la grande réunion à venir sont l’arrestation des trafiquants d’êtres humains, l’augmentation de nos efforts communs pour sauver les gens dans le besoin, une meilleure aide aux Etats membres les plus touchés, et un accroissement de notre coopération avec les pays d’origine et de transit. Mais de quelle « coopération » avec l’Erythrée et le Soudan parle-t-on ? Des transferts d’argent contre des frontières en amont plus contrôlées ? Ca ne s’appelle plus l’externalisation des frontières, c’est l’externalisation de la justice. De quels « efforts communs pour sauver les gens dans le besoin » parle-t-on ? Ces gens ont besoin de venir en Europe, un temps au moins, toute une vie peut être. Est ce si insupportable  ?

Oui, la seule façon d’arrêter ces catastrophes, c’est d’ouvrir nos frontières. Assez de bavardages, assez d’augmentations de budgets d’équipées maritimes en charge de ramasser les corps avant la noyade. Assez de réunions politiciennes où des gens sans ambition tente de répondre à un dilemme insoluble: stopper les morts en mer sans augmenter les entrées de migrants. C’est impossible. Augmentez les bateaux et vous augmentez le nombre de rescapés, mais ceux ci finiront dans un centre de rétention. Car le problème n’est pas la méditerranée, le problème c’est l’illégalité de la migration. Et pour eux non plus, le centre de rétention ce n’est pas une vie, même temporaire. C’est même si loin d’une vie que ceux enfermés en Israël préfèreraient tenter le voyage quitte à y mourir plutôt que de rester là. Le constat est le même partout. Fuir à n’importe quel prix puisque de toute façon, la vie sur place n’a aucune valeur. Dans un court reportage de France 24, un israélien tentait de convaincre un soudanais que vivre dans un centre avec nourriture et douche gratuites ce n’était pas si mal. Et ce dernier de répondre : l’humanité ne réside pas dans un bout de pain ou une couverture, elle se trouve dans la liberté.

La majorité de ceux qui liront ce billet et qui auront eu le courage d’aller jusqu’au bout se diront que je suis une indécrottable naïve. Mais non. Ce message est repris par chercheurs et associations qui tentent inlassablement de faire comprendre que ce ne serait ni tsunami migratoire ni perte de repères identitaires. A quelles modalités pratiques serons nous alors confrontés est la grande question à laquelle il nous faut répondre ensemble. Comment ouvrir ? Comment s’ouvrir ? Mais c’est un défi intellectuel que nous pouvons relever.

Alors c’est un peu un appel à vous tous qui êtes touchés, choqués, révoltés, attristés par ces évènements, que j’écris. Il faut changer notre modèle de vie, il faut pour aider ceux qui cherchent à rejoindre l’Europe, accepter de partager de nos privilèges d’européens. Non il ne faut pas augmenter l’aide humanitaire sur place, ou à destination. Encore moins faire venir des bateaux de la mer du nord en soutien à l’Italie. Encore moins augmenter le budget de Frontex. Tout ça c’est de la poudre aux yeux, sinon de l’huile sur le feu. Ce qu’il faut c’est accepter qu’en 2015, le monde se soit globalisé au point que les modalités d’une justice distributive dépassent les frontières nationales et citoyennes.

Soyons flexibles, soyons ouverts. Les gens entrent et sortent, repartent, reviennent. Restent, s’installent, parfois durablement. S’en retournent quand les conditions dans leurs pays le leur permettent. Comme tant d’entre nous. Ne tombons pas dans le piège du sentimentalisme à courte durée et de l’humanitarisme comme solution mirage. Pensons un autre modèle de société. Nous avons réussi à créer une Europe à 27 dont aucun de nos grand parents n’auraient pu ne serait ce qu’en imaginer l’existence. Nous y avons supprimé les obstacles à la mobilité, et nous avons créé une société qui sans être exempte de critiques, a élargi ses frontières physiques et ses frontières sociales. Soyons ambitieux. Ouvrons encore un peu.

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